Regarder une porte

On peut toujours regarder une porte. Et voilà de l’occupation.
J’ai dit : on peut toujours regarder une porte. Et vous avez bien compris, toujours veut dire : si démuni de tout que vous soyez, si pauvre de toute gloire et de tout espoir.
Et je crois pouvoir affirmer ici : il n’y a pas d’exemple que le fait de regarder une porte n’ait pas été d’un grand secours, si vous voulez : il n’y a pas d’exemple que la porte ne se soit pas ouverte.

Bien sur, est-il encore nécessaire de savoir regarder (non pas de savoir ce que c’est que regarder, non plus de savoir que l’on sait regarder). Il faut savoir quoi faire de soi-même quand on regarde.

Je vous vois venir : vous allez demander si, l’important étant la façon de regarder, il est bien nécessaire que ce soit une porte que l’on regarde. Patience. Cela aussi vous sera dit. Pour le moment, remarquez ceci : une porte a la forme d’un cadre, et il s’agit de voir.
Donc vous êtes devant une porte. Assis, de préférence, pour éviter la fatigue et l’impatience. Assis, pour que tout ce qui de votre corps n’est pas la vue, vous laisse en repos. Et vous voyez la porte.
La forme de la porte, sa couleur me paraissent indifférentes, ou presque. Une simple porte de bois lisse.
Et l’on se dit que cette porte peut s’ouvrir, on ne sait pas sur quoi. Jamais. Même lorsqu’on croit connaître ce qu’il y a de l’autre coté de la porte, comment être assuré que c’est sur cela que la porte s’ouvrira, si elle s’ouvre, qu’il n’y a pas maintenant autre chose de l’autre coté ? Et même si, une fois, les choses ne devaient plus jamais bouger, si elles restaient figées pour toujours, elles seraient par cela même différentes de ce qu’elles étaient auparavant, de l’autre côté de la porte.

Il arrive, en effet, que la porte s’ouvre en réalité et s’ouvre sur ce qui était là. Mais si vous avez longtemps regardé la porte et attendu de voir ce que vous saviez être de l’autre coté, attendu patiemment, ardemment, ne soyez pas étonné si vous ne reconnaissez pas les choses.

Il vaut mieux qu’elle ne s’ouvre pas si facilement. Il vaut mieux qu’à force de la regarder ce soit en vous que la porte s’ouvre. Et peut-être alors verrez-vous ce que votre vie attendait.
Il n’est pas dit que cela aura grande allure ; ne vous attendez pas à voir se dérouler devant vous les péripéties d’un grand drame ; ne vous attendez pas à voir se jouer et se chanter un opéra de la grande époque.
Peut-être ne verrez-vous qu’une pierre au bord d’un chemin, une rigole où coule l’eau sale et rare d’une ville de banlieue. Mais soyez sûr que ce que vous verrez est pour vous de la première importance. Et contentez-vous de voir. Un jour vous saurez pourquoi c’est cela que vous avez vu, un jour vous aurez fait la récolte de ce qu’il vous fallait pour le savoir. Ce jour-là, vous saurez aussi combien cela a été bon pour vous d’avoir eu cette vision, combien cela a été utile pour vous, cela a mûri en vous, vous a enrichi. Combien cette vision vous était destinée. Combien, plutôt, elle était vous-même.

Mais pour le moment, n’y pensez pas. Regardez ce qui est devant vous.

Un jour, vous vous apercevrez que pour vivre il vous fallait un amour – et aussi qu’il fallait, pour que cet amour remonte en vous, vous prenne à la gorge au moment où vous avez besoin de lui – il fallait une image, une vision, une vision qui soit comme la matérialisation de votre amour, une image sur laquelle vous puissez vous pencher avec ce que vous avez en vous de meilleur.

C’est cette vision qui est derrière la porte. Et, sans le savoir, depuis longtemps vous attendez de la connaître. Vous vous attendez. Vous attendez de connaître ce que vous avez de plus caché. Regardez. Peut-être verrez-vous un vieillard qui avance péniblement dans la neige, peut être un enfant qui se couche sur un buisson de roses, ou un visage en larme… Et surtout, ne vous arrêtez pas à la première image qui vous apparaîtra ; ce n’est rien peut-être. Il s’agit de découvrir, non pas une image fugitive qui passe par hasard derrière la porte, mais celle qui est votre vision ; non pas une image qui vient et s’efface, mais une vision que vous sentiez destinées à rester en permanence en vous et devant vous – que vous sentiez émanée de vous, votre plus profond secret.

Et je sais bien que là est le difficile. Il ne s’agit pas seulement de regarder une porte. Après tout, la porte n’est là qu’un accessoire. S’il ne vous convient pas, trouvez celui qui vous convienne.
Paris, le 13 janvier 1940
Guillevic

In « proses ou boire dans le secret des grottes »
Éditions Fischbacher © 2001

Commentaires

Anonyme a dit…
Le site des éditions Fischbacher :
http://www.editionsfischbacher.com

ce mois ci... vous avez beauocu lu