il faudrait peut-être songer à se reposer un peu
La vie naît d’un désir qui monte de l’entrejambe
Ne faisons pas les hypocrites, quand on prononce le mot désir, chacun pense au sexe et au fait de faire l’amour. Certes, ce qui tend à s’user le plus vite, c’est l’obsession répétitive d’un besoin érotique qui ne serait que génital. Mais l’état amoureux s’épuise-t-il ? Je ne pense pas. On peut même y vivre en permanence.
J’ai été amené à y réfléchir dans le cadre de mon travail, dans le cadre des ateliers de conteurs que j’anime. Je me suis demandé dans quel état je me mettais pour raconter. Raconter, ce n’est pas jouer une pièce de théâtre. Je n’ai pas de rôle. Pour les gens, je suis juste Gougaud, qui leur parle directement et qui, pour pouvoir se faire entendre, doit se trouver dans un état amoureux. Voilà ! Je me mets volontairement dans cet état. Amoureux de qui, ou de quoi ? allez-vous demander. Mais de rien ! Être amoureux peut être un verbe intransitif. Mais attention, ce n’est pas abstrait pour autant ! C’est un état absolument incarné, qui prend clairement sa source dans mon sexe. Il s’agit bien de désir sexuel. Mais je peux vivre ça “en soi”, sans que cela se transforme forcément en acte sexuel à chaque fois.
Les femmes comprennent bien mieux que les hommes ce que j’entends par là. Elles savent, elles, que l’on peut érotiser toute sa vie, cultiver un état permanent de désir, sans être forcément obligé de le satisfaire en l’épuisant dans l’acte de s’accoupler.
C’est une question de mesure. Il ne s’agit pas de devenir un obsédé sexuel. Cela n’a rien à voir. Il s’agit de se trouver dans un état global de désir érotique permanent - et c’est foncièrement agréable ! Ça ne s’use pas, ça se cultive et ça ne conduit pas forcément à la frustration. Il y a là un équilibre à trouver. La plupart des gens s’imaginent que nous ne pensons qu’avec la partie supérieure de notre corps et que le bas ne saurait être le siège que de pulsions animales. Ce n’est pas vrai. Nous pensons avec tout notre corps et je me demande même si les pensées les plus intéressantes ne nous viennent pas de nos entrailles et de notre sexe.
C’est dire si, à mon avis, l’état de désir nous met en rapport avec la spiritualité ! Quand Jésus dit : « Aimez-vous les uns les autres », il le pense concrètement, j’en suis convaincu. Ou alors, je ne comprends pas ce qu’il veut dire. Si mon corps ne comprend pas une chose, rien de moi ne peut réellement fonctionner. Alors qu’à partir de cette sensation qui me monte de l’entrejambe, ma vie entière peut se trouver revivifiée. Cela me fait voir les feuilles des arbres plus vertes et la tête des gens plus humaine - et plus digne de respect ! Quoi de plus normal, d’ailleurs : ne sommes-nous pas nés d’un désir d’entrejambe ? N’est-ce pas notre identité de départ ?
Or, voilà bien le terrible paradoxe des cultures frappées de puritanisme : inversant la proposition de départ de la vie, elles stipulent que tout ce qui touche au désir est vil et sale, et que l’entrejambe ne saurait être que le lieu le plus impur qui soit ! Pourtant, fondamentalement, notre sexe n’est pas plus sale que nos pieds ou que notre nez. À l’inverse, la stérilité, qui avait de tout temps été considérée comme un drame et une malédiction, est devenue, en Occident moderne, un mot positif : ce qui est stérile, ou “stérilisé”, c’est ce qui est exempt de microbe, de saleté, d’impureté. Je dis qu’une civilisation qui fait de la stérilité une vertu est malade.
Le pire, c’est que le culte de la pureté stérile n’est pas le seul fait des catholiques, ni des chrétiens. Je suis né dans une famille de laïcards bouffeurs de curé, eh bien, ils étaient pires, plus puritains que les bigots ! Pour le vieux libertaire que je suis devenu dès que j’ai su aligner trois idées, le puritanisme de certains écolos est aussi insupportable que celui des curés et des bouffeurs de curé. Quand des crétins de chasseurs beaufs ont insulté Dominique Voynet [qui était alors ministre de l’environnement], ils ont eu gravement tort ; mais quand celle-ci, pour se défendre, a expliqué qu’elle avait été agressée par (je cite) « quelques ressortissants irresponsables de la ruralité », ça m’a donné des boutons. C’est quoi un « ressortissant irresponsable de la ruralité » ? Bon sang, utilisons pleinement notre langue ! Ces gars-là étaient des salauds, ou des porcs, d’accord, c’est dur mais au moins c’est vivant. Alors que « ressortissant irresponsable de la ruralité », je trouve ça terrifiant.
Je me suis longuement interrogé pour savoir pourquoi ce type de langage me faisait mal. Si la terre est ma mère, je l’aime ou je la hais, mais je ne l’affuble pas d’attributs abscons ou bureaucratiques, je ne la qualifie pas d’« environnement à protéger » ! Les anciens - pas si anciens que ça heureusement - appelaient ça “la nature“ ou “ la campagne”, avec des arbres, des ruisseaux et des prairies odorantes, où l’on se proposait d’aller pique-niquer... ou niquer tout court d’ailleurs ! Rouler dans l’herbe. Conter fleurette à sa bien-aimée. Que de mots doux à écouter ! Alors que le mot “environnement” me blesse les oreilles. Il a quelque chose de clinique, de stérile, et cela, je n’ai pas envie de le “protéger”. L’un des aspects les plus malsains du puritanisme, c’est qu’il lui paraît toujours ausssi choquant de montrer à la télévision un couple faisant l’amour, alors qu’ils nous inondent de scènes où des gens se massacrent, s’étripent, se tuent. Je ne dis pas qu’il faille banaliser l’érotisme. Je trouve que le plaisir est assez sacré pour qu’on le protège et même qu’on le garde partiellement secret, mais pourquoi fait-il crier au scandale ? Cette perversion du bon et du beau va bien au-delà du judéo-christianisme. La sexualité est supposée avoir été “libérée”, c’est-à-dire que l’on a libéralisé le sexe, qu’on en parle davantage, qu’on le pratique nettement plus jeune, que les films porno se répandent, mais je ne vois rien d’érotique là-dedans - rester plus de cinq minutes devant un film X me semble un exploit éreintant tellement je trouve ça ennuyeux, monotone, clinique. Paradoxalement cette pornographie est puritaine et se situe, en fait, dans le droit fil des visions cathos, qui font d’elle quelque chose de triste et de malsain.
Pourquoi l’Occident a-t-il déserté son corps et son plaisir ? Dans la Grèce antique, Appolon et Dyonisos sont frères. L’un représente la spiritualité, l’autre le plaisir, et ils communiquent. L’équivalent chrétien de Dyonisos est hélas Satan le cornu. Une séparation radicale coupe désormais l’être en deux. Il faut choisir son camp : soit l’Église et l’abstinence, soit le plaisir et le néant. Aujourd’hui, il n’est plus question d’Église, mais la démocratie républicaine a pris sa place, avec son modèle universel. Il va de soi, pour la République, que nous représentons l’idéal vers lequel les pays du “Tiers Monde” doivent s’orienter s’ils veulent se “civiliser”. Nous représentons le camp des “bons”. Car il y a forcément deux camps opposés et représentant le vrai et le faux. Tout cela signifie que nous sommes incapables de sortir de l’état de guerre. Toutes les métaphores actives en politique comme en économie demeurent guerrières. Ainsi, sommes-nous en guerre contre : le “sale”, le “diable”, le “noir”, le “faux”... Nous sommes en guerre depuis tellement longtemps que cela fait de nous de formidables guerriers, en état d’entraînement permanent, capables de porter un système jusqu’au fond des déserts et des jungles... mais bon, il faudrait peut-être songer à se reposer un peu ! Car la même lutte, la même tension règnent sur la vie de couple, sur l’amour conjugal, sur le plaisir. Or, je crois que cet état de guerre permanent est le fruit du puritanisme.
C’est trop ! Assez ! Je ne veux pas que l’on me prenne mon plaisir ! Qu’est-ce qui fait le parfum de la rose ? Le bien contre le mal ? Le propre contre le sale ? Le ciel contre la terre ? Non évidemment : c’est le mélange des deux qui crée le parfum sublime. Si tel est cas, eh bien, marions le bien et le mal, le sale et le propre, le ciel et la terre, pour que jaillissent les roses. Si c’est du mélange du ciel et de la terre, c’est-à-dire du ciel et du fumier, de l’idéal et des excréments, de l’esprit et de la pourriture, que naissent les roses, si pour moitié au moins, leur parfum dépend des catégories jugées « basses » par le puritanisme, c’est que celui-ci fait totalement fausse route.
Tout comme le culte de la souffrance est inepte... Je me souviens d’une vieille femme qui faisait du repassage à la maison et dont les longues stations debout épuisaient les pauvres jambes. Un jour, ma mère lui demanda si elle ne voulait pas s’asseoir, tout en repassant. La vieille s’est cabrée : s’asseoir ? Se moquait-on d’elle ? Elle « n’était pas là pour rigoler » quand même !
Nous vivons dans un monde où la souffrance est encore beaucoup trop au centre de tout. C’est le désir, la pulsion créatrice, l’amour... qui devraient tenir la place centrale de nos existences.
J’ai été amené à y réfléchir dans le cadre de mon travail, dans le cadre des ateliers de conteurs que j’anime. Je me suis demandé dans quel état je me mettais pour raconter. Raconter, ce n’est pas jouer une pièce de théâtre. Je n’ai pas de rôle. Pour les gens, je suis juste Gougaud, qui leur parle directement et qui, pour pouvoir se faire entendre, doit se trouver dans un état amoureux. Voilà ! Je me mets volontairement dans cet état. Amoureux de qui, ou de quoi ? allez-vous demander. Mais de rien ! Être amoureux peut être un verbe intransitif. Mais attention, ce n’est pas abstrait pour autant ! C’est un état absolument incarné, qui prend clairement sa source dans mon sexe. Il s’agit bien de désir sexuel. Mais je peux vivre ça “en soi”, sans que cela se transforme forcément en acte sexuel à chaque fois.
Les femmes comprennent bien mieux que les hommes ce que j’entends par là. Elles savent, elles, que l’on peut érotiser toute sa vie, cultiver un état permanent de désir, sans être forcément obligé de le satisfaire en l’épuisant dans l’acte de s’accoupler.
C’est une question de mesure. Il ne s’agit pas de devenir un obsédé sexuel. Cela n’a rien à voir. Il s’agit de se trouver dans un état global de désir érotique permanent - et c’est foncièrement agréable ! Ça ne s’use pas, ça se cultive et ça ne conduit pas forcément à la frustration. Il y a là un équilibre à trouver. La plupart des gens s’imaginent que nous ne pensons qu’avec la partie supérieure de notre corps et que le bas ne saurait être le siège que de pulsions animales. Ce n’est pas vrai. Nous pensons avec tout notre corps et je me demande même si les pensées les plus intéressantes ne nous viennent pas de nos entrailles et de notre sexe.
C’est dire si, à mon avis, l’état de désir nous met en rapport avec la spiritualité ! Quand Jésus dit : « Aimez-vous les uns les autres », il le pense concrètement, j’en suis convaincu. Ou alors, je ne comprends pas ce qu’il veut dire. Si mon corps ne comprend pas une chose, rien de moi ne peut réellement fonctionner. Alors qu’à partir de cette sensation qui me monte de l’entrejambe, ma vie entière peut se trouver revivifiée. Cela me fait voir les feuilles des arbres plus vertes et la tête des gens plus humaine - et plus digne de respect ! Quoi de plus normal, d’ailleurs : ne sommes-nous pas nés d’un désir d’entrejambe ? N’est-ce pas notre identité de départ ?
Or, voilà bien le terrible paradoxe des cultures frappées de puritanisme : inversant la proposition de départ de la vie, elles stipulent que tout ce qui touche au désir est vil et sale, et que l’entrejambe ne saurait être que le lieu le plus impur qui soit ! Pourtant, fondamentalement, notre sexe n’est pas plus sale que nos pieds ou que notre nez. À l’inverse, la stérilité, qui avait de tout temps été considérée comme un drame et une malédiction, est devenue, en Occident moderne, un mot positif : ce qui est stérile, ou “stérilisé”, c’est ce qui est exempt de microbe, de saleté, d’impureté. Je dis qu’une civilisation qui fait de la stérilité une vertu est malade.
Le pire, c’est que le culte de la pureté stérile n’est pas le seul fait des catholiques, ni des chrétiens. Je suis né dans une famille de laïcards bouffeurs de curé, eh bien, ils étaient pires, plus puritains que les bigots ! Pour le vieux libertaire que je suis devenu dès que j’ai su aligner trois idées, le puritanisme de certains écolos est aussi insupportable que celui des curés et des bouffeurs de curé. Quand des crétins de chasseurs beaufs ont insulté Dominique Voynet [qui était alors ministre de l’environnement], ils ont eu gravement tort ; mais quand celle-ci, pour se défendre, a expliqué qu’elle avait été agressée par (je cite) « quelques ressortissants irresponsables de la ruralité », ça m’a donné des boutons. C’est quoi un « ressortissant irresponsable de la ruralité » ? Bon sang, utilisons pleinement notre langue ! Ces gars-là étaient des salauds, ou des porcs, d’accord, c’est dur mais au moins c’est vivant. Alors que « ressortissant irresponsable de la ruralité », je trouve ça terrifiant.
Je me suis longuement interrogé pour savoir pourquoi ce type de langage me faisait mal. Si la terre est ma mère, je l’aime ou je la hais, mais je ne l’affuble pas d’attributs abscons ou bureaucratiques, je ne la qualifie pas d’« environnement à protéger » ! Les anciens - pas si anciens que ça heureusement - appelaient ça “la nature“ ou “ la campagne”, avec des arbres, des ruisseaux et des prairies odorantes, où l’on se proposait d’aller pique-niquer... ou niquer tout court d’ailleurs ! Rouler dans l’herbe. Conter fleurette à sa bien-aimée. Que de mots doux à écouter ! Alors que le mot “environnement” me blesse les oreilles. Il a quelque chose de clinique, de stérile, et cela, je n’ai pas envie de le “protéger”. L’un des aspects les plus malsains du puritanisme, c’est qu’il lui paraît toujours ausssi choquant de montrer à la télévision un couple faisant l’amour, alors qu’ils nous inondent de scènes où des gens se massacrent, s’étripent, se tuent. Je ne dis pas qu’il faille banaliser l’érotisme. Je trouve que le plaisir est assez sacré pour qu’on le protège et même qu’on le garde partiellement secret, mais pourquoi fait-il crier au scandale ? Cette perversion du bon et du beau va bien au-delà du judéo-christianisme. La sexualité est supposée avoir été “libérée”, c’est-à-dire que l’on a libéralisé le sexe, qu’on en parle davantage, qu’on le pratique nettement plus jeune, que les films porno se répandent, mais je ne vois rien d’érotique là-dedans - rester plus de cinq minutes devant un film X me semble un exploit éreintant tellement je trouve ça ennuyeux, monotone, clinique. Paradoxalement cette pornographie est puritaine et se situe, en fait, dans le droit fil des visions cathos, qui font d’elle quelque chose de triste et de malsain.
Pourquoi l’Occident a-t-il déserté son corps et son plaisir ? Dans la Grèce antique, Appolon et Dyonisos sont frères. L’un représente la spiritualité, l’autre le plaisir, et ils communiquent. L’équivalent chrétien de Dyonisos est hélas Satan le cornu. Une séparation radicale coupe désormais l’être en deux. Il faut choisir son camp : soit l’Église et l’abstinence, soit le plaisir et le néant. Aujourd’hui, il n’est plus question d’Église, mais la démocratie républicaine a pris sa place, avec son modèle universel. Il va de soi, pour la République, que nous représentons l’idéal vers lequel les pays du “Tiers Monde” doivent s’orienter s’ils veulent se “civiliser”. Nous représentons le camp des “bons”. Car il y a forcément deux camps opposés et représentant le vrai et le faux. Tout cela signifie que nous sommes incapables de sortir de l’état de guerre. Toutes les métaphores actives en politique comme en économie demeurent guerrières. Ainsi, sommes-nous en guerre contre : le “sale”, le “diable”, le “noir”, le “faux”... Nous sommes en guerre depuis tellement longtemps que cela fait de nous de formidables guerriers, en état d’entraînement permanent, capables de porter un système jusqu’au fond des déserts et des jungles... mais bon, il faudrait peut-être songer à se reposer un peu ! Car la même lutte, la même tension règnent sur la vie de couple, sur l’amour conjugal, sur le plaisir. Or, je crois que cet état de guerre permanent est le fruit du puritanisme.
C’est trop ! Assez ! Je ne veux pas que l’on me prenne mon plaisir ! Qu’est-ce qui fait le parfum de la rose ? Le bien contre le mal ? Le propre contre le sale ? Le ciel contre la terre ? Non évidemment : c’est le mélange des deux qui crée le parfum sublime. Si tel est cas, eh bien, marions le bien et le mal, le sale et le propre, le ciel et la terre, pour que jaillissent les roses. Si c’est du mélange du ciel et de la terre, c’est-à-dire du ciel et du fumier, de l’idéal et des excréments, de l’esprit et de la pourriture, que naissent les roses, si pour moitié au moins, leur parfum dépend des catégories jugées « basses » par le puritanisme, c’est que celui-ci fait totalement fausse route.
Tout comme le culte de la souffrance est inepte... Je me souviens d’une vieille femme qui faisait du repassage à la maison et dont les longues stations debout épuisaient les pauvres jambes. Un jour, ma mère lui demanda si elle ne voulait pas s’asseoir, tout en repassant. La vieille s’est cabrée : s’asseoir ? Se moquait-on d’elle ? Elle « n’était pas là pour rigoler » quand même !
Nous vivons dans un monde où la souffrance est encore beaucoup trop au centre de tout. C’est le désir, la pulsion créatrice, l’amour... qui devraient tenir la place centrale de nos existences.
Henri Gougaud, in Nouvelles Clés
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