Lettre de Henry Miller à Anaïs Nin
Anaïs
Ne compte plus me trouver sain d'esprit.
Finissons-en avec la raison. Ce fut un mariage à Louveciennes, tu ne
peux le nier. Je suis reparti avec des morceaux de toi collés sur ma
peau ; je marche, je nage dans un océan de sang, de ton sang
d'Andalouse, distillé et venimeux. Tout ce que je fais, ce que je dis,
ce que je pense tourne autour de ce mariage. Je t'ai vue en maîtresse de
maison, une Mauresque au visage épais, une négresse au corps blanc, des
yeux sur tout le corps - femme, femme, femme. Je ne vois pas comment je
pourrais continuer à vivre loin de toi - ces séparations sont désormais
la mort. Qu'as-tu éprouvé lorsque Hugo est rentré ? Etais-je encore là ?
Je ne peux pas t'imaginer te comportant avec lui comme tu l'as fait
avec moi. Les jambes serrées. Fragilité. Doux consentement du traître.
Docilité d'oiseau. Avec moi tu es devenue femme. J'en fus presque
terrifié. Tu n'as pas trente ans - tu as mille ans.
Me voici de retour et la passion couve
toujours, fumante comme du vin chaud. Non plus la passion de la chair,
mais une faim de toi, une faim dévorante. Dans les journaux, je lis les
articles sur les meurtres et les suicides et je les comprends
parfaitement. Je me sens meurtrier, suicidaire. J'ai comme l'impression
que c'est une honte de ne rien faire, de se contenter de passer le
temps, de le prendre avec philosophie, d'être raisonnable. Où est le
temps où les hommes se battaient, tuaient, mouraient pour un gant, pour
un regard, etc. ? (Quelqu'un est en train de jouer cet air affreux de Madame Butterfly - « Un jour il viendra » !)
Je t'entends encore chanter dans la
cuisine - de ta voix légère, comme celle des Noirs, tu chantes une sorte
de litanie cubaine monotone et sans harmonie. Je sais que tu es
heureuse dans la cuisine et que le plat que tu prépares est le meilleur
que nous ayons mangé ensemble. Je sais que tu t'es souvent brûlée la
peau sans jamais te plaindre. J'éprouve la plus grande joie et la plus
grande paix à être assis dans la salle à manger, tandis que tu t'agites
autour de moi, dans ta robe digne de la déesse Indra, constellée de
mille yeux.
Anaïs, je croyais t'aimer, avant ; ce
n'était rien à côté de la certitude que j'en ai aujourd'hui. Etait-ce si
merveilleux parce que c'était court et volé à la vie ? Nous
jouions-nous la comédie l'un à l'autre, l'un pour l'autre ? Etais-je
moins « moi », ou davantage « moi » ? Etais-tu moins ou plus « toi » ?
Est-ce folie que de croire que ça pourrait continuer ? Quand et où
commencerait la grisaille ? Je t'étudie tellement, afin de découvrir
d'éventuels défauts, des points faibles, des zones dangereuses. Je n'en
trouve pas - pas les moindres. Cela veut dire que je suis amoureux,
aveugle, aveugle, aveugle. Etre aveugle à jamais. […]
Je sais que maintenant tu as les yeux
grands ouverts. Il y a des choses auxquelles tu ne croiras jamais plus,
des gestes que tu ne referas plus, des chagrins, des doutes que tu ne
connaîtras plus. Blanche ferveur presque criminelle dans ta tendresse et
dans ta cruauté. Pas de remords ni de vengeance, pas de chagrin ni de
culpabilité. Seulement vivre, sans rien pour te sauvegarder de l'abîme
si ce n'est un fol espoir, une joie à laquelle tu as goûté et que tu
peux retrouver à volonté. […]
La vie et la littérature mêlées, l'amour
comme dynamo, toi avec ton âme de caméléon, m'offrant mille sortes
d'amour, toujours là, solide, quelle que soit la tempête que nous
traversons, nous sentant partout chez nous. Poursuivant, chaque matin,
la tâche là où nous l'avions laissée. Résurrection sur résurrection.
Toi, prenant de plus en plus d'assurance et menant la vie riche que tu
désires ; et plus tu prends de l'assurance, plus que tu me veux, plus tu
as besoin de moi. Ta voix devient plus rauque, plus profonde, tes yeux
plus noirs, ton sang plus épais, ton corps plus plein. Une servilité
voluptueuse, une nécessité tyrannique. Plus cruelle que jamais -
consciemment, délibérément cruelle. Le plaisir sans fin de l'expérience.
H. V. M.
Henry Miller
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