Un après-midi à Salé
Que de murailles autour de ces deux bourgs d'Islam légèrement rosés par le soir!
Quelle ville immense on pourrait enfermer, si l'on ajoutait l'une à l'autre les doubles et triples enceintes qui entourent Rabat et Salé!
Tantôt ces interminables remparts de terre sechée et de cailloux dont la couleur est changeante comme les heures de la journée, pressent les maisons et les terasses ; tantôt ils longent la mer et les morts ; tantôt ils disparaissent parmi les verdures des jardins ou bien, s'élancent, solitaires, à travers de grands espaces de campagne dénudée, donnant, tout à la fois, l'idée de la puissance et celle d'un immense effort perdu.
Pour avoir accumulé autour d'elles de si formidables défenses, qu'avaient elles donc à protéger, ces petites cités maughrabines?
Bien peu de choses en vérité : du soleil sur de la poussière ; des oripeaux bariolés ; des cimetières qu'on dirait abandonnés de tous et même de la mort ; la chanson d'une guitare à deux cordes dont la plainte monotone satisfait indéfiniment des oreilles qui ne demandent pas plus de variété à la musique qu'au bruit de la fontaine ou au pépiement d'un oiseau ; des echoppes où, dans une ombre chaude, l'enfance, l'âge mur et le vieillesse devident des écheveaux de soie, taillent le cuir des babouches, cousent l'ourlet des burnous ; des corridors obscurs où les natiers tendent de longues cordes sur lesquelles ils disposent, en dessins compliqués, leurs joncs multicolores ; des boutiques où la vie s'écoule entre tas de graisse, miel, sucre et bougies ; des marchés ombragés par des figuiers et des treilles ; quelques troupeaux de boeufs, des moutons et des chèvres ; beaucoup de murs croulants ; ça et là, quelque vraie merveille, une fontaine, un plafond peint, une poutre de cèdre sculptée, un beau décor de stuc, une riche maison, un minaret où des faiences vertes brillent dans la paroi décrépite ; bien des odeurs mêlées, et sur toutes ces choses, la plainte des mendiants et les cinq prières du jour... oui, peu de choses en vérité : la liberté de vivre sans besoins et de prier à sa guise.
Jérôme et Jean Tharaud, in Rabat ou les heures marocaines
texte trouvé à Libos, chez manine, dans la chambre au portrait ovale
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